REDD+ : Les bases ambigües du "paiement aux résultats" obtenu par le Gabon (Suite)

29 novembre 2019

Par Alain Karsenty

Chercheur au Centre de Coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement (Cirad)

 Tiré du magazine en ligne WillAgri que nous remercions

Article actualisé depuis sa dernière publication dans

Suite de l'article d'Alain Karsenty publié dans la Une de Novembre du Forest Time, en accord avec le magazine WillAgri. Retour sur les forêts gabonaises et leur densité, qui ne souffrent pas de déforestation intense comme dans d'autres pays d'Afrique.

Retour sur la production de bois au Gabon

En 2010, le Gabon, jusque-là grand exportateur de grumes, a décidé d’interdire l’exportation du bois brut (non transformé) pour développer l’industrie locale et créer plus d’emplois. C’est une politique employée par de nombreux pays en développement, y compris pour d’autres matières premières, afin « d’accroitre la valeur ajoutée » sur le territoire.

Cette mesure a créé un choc dans la filière et entraîné une importante restructuration du secteur.

De nombreuses entreprises de moyenne dimension ont dû cesser leurs activités. Par conséquent, la production de bois du Gabon a été pratiquement divisée par deux après l’introduction de cette mesure, passant d’une production moyenne d’un peu plus de 3 millions de m3 dans les années 2000 à une production estimée à près d’1,8 millions m3 en 2018, d’après les chiffres du ministère en charge des forêts.

Source : Observatoire des Forêts d’Afrique Centrale (OFAC, 2019) et données du ministère gabonais en charge des forêts

Baisse des émissions de carbone

La baisse des récoltes, très marquée après 2009 et la mesure d’interdiction d’exporter des grumes, a certainement contribué à réduire les émissions de carbone, d’autant qu’au Gabon l’exploitation artisanale (informelle) du bois est nettement moins importante qu’en RDC ou au Cameroun. Mais cette mesure était-elle destinée à réduire les émissions où cette réduction n’est-elle que la conséquence involontaire, et probablement non souhaitée, de la déstabilisation de la filière ? Aucune déclaration des autorités gabonaises antérieure à la mesure d’interdiction n’a jamais évoqué l’objectif de diminuer de moitié la production nationale (et les recettes fiscales qui vont avec).

Par ailleurs, cette baisse de la production s’est manifestée les premières années suivant la décision (prise en 2010). D’après les données des Douanes gabonaises, en 2017 et surtout 2018 les exportations de bois transformés ont atteint des quantités record, et la récolte de bois a retrouvé les niveaux les plus élevés d’avant l’interdiction d’exporter des grumes. La demande de bois est très largement liée aux grand nombre d’unités de transformation indiennes et chinoises qui se sont installées dans la zone économiques spéciale de N’Kok, attirés notamment par les avantage fiscaux .

Ce n’est pas un hasard si, dans REDD+, les réductions d’émissions doivent découler d’activités. Cela signifie qu’une réduction des émissions ou un accroissement des stocks de carbone qui ne seraient pas liés à une des activités listées ne devrait pas, en principe, ouvrir droit à des rémunérations.  L’interdiction d’exporter des grumes est-elle une activité de réduction de la dégradation des forêts ? L’expérience de l’Indonésie, qui a adopté une telle mesure en 1998, suggère que non. L’intention de ses instigateurs était-elle bien de préserver les stocks de carbone forestier ? Ces questions feront certainement débat.

Une rupture avec le précédent régime « climat »

L’accord entre CAFI et le Gabon constitue une rupture avec le régime « climat » antérieur, celui du Protocole de Kyoto (1997), et en particulier avec le Mécanisme de Développement Propre (CDM en anglais) qui permettait l’émission de crédits carbone à partir de projets dans les pays en développement. Pour réguler (et limiter) la création de crédits carbone, le MDP s’appuyait sur deux principes : l’additionnalité (seules étaient éligibles les réductions d’émissions directement liées à l’incitation associée aux crédits carbone), et la distinction entre causes anthropiques (attribuable à une activité) et non anthropiques. Ainsi, les reboisements dans les forêts dégradées n’étaient pas éligibles au MDP du fait de la difficulté à distinguer la séquestration de carbone liée aux activités humaines et celles liées aux dynamiques naturelles de régénération. Dans cette nouvelle approche, les causes disparaissent au profit du « résultat », au risque de rémunérer pour des circonstances et non des politiques et mesures intentionnelles.

Pourtant, les bailleurs de CAFI ont certainement également pris en compte les orientations de politique environnementale du gouvernement d’Ali Bongo. Ainsi la vigoureuse réaction du gouvernement face à la disparition de containers de bois précieux saisis sur le port de Libreville (« Le scandale du Kévazingo »), qui a conduit aux limogeages du vice-président et du ministre des Eaux et forêts. L’annonce en 2018, par le Président, de l’obligation de certification FSC pour tous les concessionnaires d’ici 2022 a certainement pesé dans la décision. Ainsi que la nomination, en juin dernier, de Lee White, un Britannique naturalisé Gabonais et écologiste convaincu, à la tête du ministère des Forêts. D’autres aspects des politiques publiques gabonaises sont plus discutables, comme le non-respect des règles légales (appel d’offres) pour l’attribution des concessions, afin de fournir des forêts aux industriels installés dans la zone franche. Ou encore l’intention du gouvernement d’adopter le seuil minimum de 118 tonne de carbone (biomasse arienne) par hectare (presque le stock d’une forêt dense intacte) comme nouvelle définition de la forêt au Gabon. Ainsi, cela permettrait de ne pas compter comme déforestation les conversions agricoles sur des forêts naturelles dégradées, ce qui pourrait être utile aux planteurs de palmiers à huile ou d’hévéa à l’heure où montent les préoccupations européennes autour de la « déforestation importée ».

Repenser le « paiement aux résultats »

Le caractère hybride des principes de rémunération de CAFI pose question. D’un côté, CAFI justifie ses « paiements aux résultats » par la réduction des émissions découlant de mesures anciennes ou dont ce n’était pas la finalité, et pour une stabilité du couvert forestier largement due à la faible densité démographique (comme la Guinée Équatoriale voisine). De l’autre il s’agit de récompenser le « bon élève » gabonais pour des politiques et mesures perçues favorablement par les bailleurs (ce qui le distingue, là, de la Guinée Équatoriale).

La coalition CAFI devrait sortir de l’entre-deux et aller jusqu’au bout de la logique de « récompense » des politiques. On peut vouloir conserver le principe du paiement aux résultats, sans se lier les mains avec une procédure de paiement automatique dépendant d’un niveau ou d’un scénario de référence. La décision de rémunération devrait se baser sur une évaluation de la cohérence des politiques publiques ayant potentiellement des impacts sur les forêts, sur l’effectivité des mesures destinées à contenir la déforestation (adoption formelle des lois et règlements, efforts de mise en œuvre …), sur la réalité des sanctions prises contre les auteurs d’infractions. L’analyse des finalités des mesures adoptées (l’intention était-elle de protéger les forêts ou de développer les capacités industrielles ?) devrait également faire partie de l’analyse.

Un tel travail d’évaluation devrait être confié à une expertise collective indépendante, délibérant sous l’égide de CAFI.

L’initiative CAFI a été pensée dans le cadre de partenariats avec des États fragiles qui ont d’abord besoin d’investissements dans la gouvernance et le renforcement des capacités des administrations. Les pays d’Afrique centrale partenaires de CAFI soumettent des plans d’investissement reflétant leurs politiques forestières, agricoles, énergétiques, foncières, etc. susceptibles d’avoir un impact sur le couvert forestier. Ces plans sont évalués par des experts indépendants, qui en examinent la pertinence et la cohérence et transmettent leur avis au Secrétariat de CAFI (assuré par le PNUD), lequel rapporte devant le Conseil d’Administration. Une évolution souhaitable serait de substituer un comité scientifique permanent aux consultations individuelles d’experts, et d’établir un dialogue direct entre un tel collège et le Conseil d’Administration où siègent les bailleurs de CAFI.

Si la coalition CAFI empruntait cette voie, elle pourrait servir d’exemple pour l’ensemble du processus REDD+, lourde machinerie qui a surtout servi jusqu’à présent à rémunérer des experts. Ironiquement, le premier « paiement aux résultats » (96,5 millions de dollars) de REDD+ a été réalisé en début d’année par le Fonds Vert pour le Climat en faveur du Brésil, sur la base de la baisse des émissions liées à la déforestation pour 2014 et 2015 (par rapport à la moyenne de la déforestation dans le biome amazonien entre 1996 et 2010, période retenue comme référence). Ce paiement est malencontreusement intervenu au moment même où J. Bolsonaro démantelait les politiques et institutions environnementales brésiliennes, alors que la déforestation est repartie à la hausse depuis plusieurs années au Brésil, et quelques mois avant les gigantesques incendies de forêt en Amazonie. Il est donc urgent de repenser le contenu des « paiements aux résultats ».

 

Références :

Brown et al., 2005. Impact of selective logging on the carbon stocks of tropical forests:  Republic of Congo as a case study, USDA-WINROCK International.

OFAC (Observatoire des Forêts d’Afrique Centrale de la COMIFAC) https://www.observatoire-comifac.net/monitoring_system/national_indicators?year=2019&country=GAB&step=3, vu le 25/9/2019.

Maley J., 2001. La destruction catastrophique des forêts d'Afrique centrale survenue il y a environ 2500 ans exerce encore une influence majeure sur la répartition actuelle des formations végétales, Syst. Geogr. Pl. 71 : 777-791

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